MUTEK 2022 - Réflexion de Matthew Raymond
© Bruno Destombes
En août dernier, l’écrivain, philosophe et musicien montréalais, Matthew Raymond, a assisté à MUTEK Forum 8 et à la 23e édition du Festival. Pendant cette semaine, il a observé, expérimenté et échangé sur le retour en personne de MUTEK et ce que cela impliquait. Voici sa réflexion:
En 2022, MUTEK est revenu en force. Dans ce qui suit, j'espère proposer quelques réflexions sur ce que ce retour pourrait signifier. Il est important de noter dès le départ que "revenir" est un mouvement ambivalent. Il exige que nous retournions vers le passé, que nous le rencontrions et que nous le transformions sur le chemin du futur. Alors comment caractériser ce qui est revenu cette année, ce vers quoi nous sommes revenu·e·s ? Les deux dernières éditions de MUTEK (2020, 2021) étaient nominalement qualifiées d'hybrides, mais par nécessité, elles étaient plus virtuelles que physiques. Une grande expérience, ces événements ont été définis par une synchronisation à travers de grandes distances et une dépendance à des réseaux complexes de médiation numérique. De cette manière (et de bien d'autres), les médias numériques ont relevé le défi de la pandémie en articulant de nouvelles formes de socialité et d'habitation collective.
La puissance imaginative du numérique a été l'un des principaux motifs du Forum cette année. Prenons par exemple le travail de Felix Koberstein sur le projet de recherche pluriannuel Beyond Matter qui réimagine des expositions historiques sous forme d'expériences immersives en réalité virtuelle. Le résultat de cette étude propose la vision d'un monde, où l'histoire de l'art devient une forme de “géographie de l'art” et où l'espace lui-même, ses modulations et ses chromatismes sensoriels, entrent dans les archives. Ce type de travail remet en question la dépendance de l'histoire de l'art à l'égard des formes statiques d'archivage (écritures, photos, bibliothèques) et permet aux "utilisateur·trice·s" d’aborder cette histoire sous la forme d'un environnement virtuel dynamique et réactif. Ce type de défis, dans lesquels les modes traditionnels de connaissance et d'existence s'évaporent dans un éther numérique transformateur, s'est révélé dans tous les thèmes étudiés par le Forum. Heureusement, dans cet univers, tout ne doit pas obligatoirement être approché avec sérieux. Ces technologies peuvent également être une source de joie collective simple, comme lorsque les membres du public du Forum ont rejoint le simulateur de club Fractal Fantasy au milieu de la démonstration de Sinjin Hawke et Zora Jones. L'espace virtuel du club a rapidement été envahi par des yeux laser et des robots “twerkers”. Ce projet, étonnamment conceptualisé avant la pandémie, illustre la façon dont les espaces numériques sont devenus, ces dernières années, un moyen d'exprimer nos besoins sociaux les plus profonds : se rassembler et se connecter, jouer et partager.
Sinjin Hawke, Zora Jones, Greg Smith en démonstration du simulateur de club FRACTALFANTASY
Malgré l'euphorie de la numérisation que ces nouveaux médias engendrent si souvent, produisant une aura de transformation qui, dans ses pires moments, peut devenir une sorte de manie collective (voir les régions sombres de la crypto-monnaie, les métaverses d'entreprise), les expériences sociales de la virtualité qui ont défini la pandémie ont aussi été constamment marquées par un sentiment d'absence et de distance. Il n'y a peut-être pas de thème plus dominant cette année, tant au Forum qu'au Festival lui-même, que la réflexion sur la façon de surmonter cette absence. Elle a servi de mesure constante pour l'expérience du Festival, de manière à la fois explicite et implicite.
Dans ma réflexion sur l'édition hybride de 2021, j'ai mis l'accent sur la claustrophobie omniprésente de la médiation et sur les préoccupations relatives à la prévalence croissante de l'abstraction au cœur de l'expérience sociale. Dans un contraste très marqué, mon expérience cette année a été déterminée par une rencontre avec quelque chose de plus sauvage et ancien. Que ce soit au Forum ou au Festival, je me suis retrouvé englouti dans un élément humain insaisissable, me perdant constamment dans les rythmes de la conversation et du mouvement. Dans ce contexte, les images aériennes des pistes de danse de Bogomir Doringer sont illustratives. Son travail capture un microcosme de la “socialité en formation”, la fluidité de l'appel et de la réponse, et un mouvement incessant des corps et de leurs chaos. De mon point de vue, ce qui est en jeu ici, c'est la nature de ce que Mourad Bennacer a appelé l'”immersion collective”. L'émergence d'une constellation partagée d'attention et d'expérience, une immersion du soi dans le social. On ressent un sentiment primaire de "rassemblement", dans lequel les durées individuelles sont synthétisées et portées par un rythme collectif. Le terme latin, festus, dont notre expérience est dérivée, a une large étymologie qui va de la fête aux vacances. Au cœur de sa signification, nous trouvons un sentiment d'interruption joyeuse et vivante dans le flux du temps quotidien. Si nous suivons cette étymologie plus en profondeur, nous trouvons des connexions indo-européennes qui résonnent à travers les significations de divinité, de sanctuaire ou de temple : la manifestation de l'espace-temps sacré. Ce voyage indulgent à travers l'étymologie n'est pas, malgré les apparences, un simple exercice académique. À un moment du Forum, il a été demandé aux participant·e·s de se remémorer l'une de leurs premières expériences de festival, et j'ai entendu une description qui a orienté toute ma semaine : "c'est tellement vaste et grandiose que vous vous y laissez absorber".
Cependant, ce retour au monde physique ne doit pas être confondu avec les divers appels naïfs à un "retour à la normale". Il était évident, tout au long du festival, que les normes de notre monde ont changé et que les difficiles apprentissages de ces dernières années attendent encore d'être véritablement traités. De nombreuses conversations au Forum ont reflété ce fait, mais il a été singulièrement cristallisé dans l'atelier Imagining Future Festivals, qui a défini trois défis fondamentaux pour l'avenir du festival :
Comment les festivals de demain peuvent-ils faire face au changement climatique tout en faisant venir par avion des centaines de personnes pour favoriser les échanges culturels ?
Comment les festivals de demain peuvent-ils aborder de manière critique les technologies émergentes tout en devenant de plus en plus dépendants et imbriqués dans celles-ci ?
Comment les festivals de demain peuvent-ils traiter de l'équité, de la diversité et de l'inclusion tout en continuant à profiter des structures de domination et d'exploitation existantes ?
Ces questions sont difficiles, et s'articulent autour d'un champ de responsabilité et d'urgence qui va bien au-delà des limites du festival. Dans le contexte de MUTEK cependant, il s'agit d'une communauté de pratique qui commence à "faire sa transition" vers le paysage modifié qu'est notre avenir. Durant cette période, il sera nécessaire d'engager de nouvelles ressources, d'expérimenter des formes de rassemblement et d'assemblage, et de modifier nos pratiques en tant que petit locus de réponse à un monde en mutation. Comme l'a affirmé Frankie Decaiza Hutchinson dans son discours d'ouverture profondément émouvant : "Même s'il ne s'agit que d'une micro-version du monde, c'est ce à quoi le monde pourrait ressembler, et je ne considère pas du tout cela comme acquis".
Avec cette image à l'esprit, j'aimerais mettre en lumière un petit moment crucial du festival cette année. Lors de la soirée d'ouverture, la performance de Max Cooper & Architecture Social Club au MTELUS déployait des vagues chatoyantes de lumière et de son. Au bout d'une dizaine de minutes, l'alimentation électrique de la composante visuelle a fait défaut et la salle a été recouverte d'une obscurité un peu déroutante. Il n'a fallu que quelques instants pour que le sens de cette interruption soit transformé, car la foule a répondu par des vagues de lampes de poche de téléphones portables, rallumant collectivement le treillis de cristal au-dessus. Ce moment est plein de résonances : poétique, prométhéen et, il faut bien l'admettre, légèrement quétaine. Mais nous pouvons peut-être en tirer une idée cruciale : lorsque les choses ne fonctionnent pas, lorsque toute la technologie tombe en panne, quelque chose de simple et d'humain peut surgir dans le néant.
Mots: Matthew Raymond
Crédit photo du Forum: Valérie Lacroix, Northern Wild Done